Sunday, June 05, 2005

LES TROIS REBELLES

Avec la cinquième décade nous approchons de la deuxième guerre mondiale, de la grande famine du Bengale, de l’indépendance de l’Inde et de la ‘partition’ de la province. Les nouveaux Turcs de la poésie bengalie trouvent leur inspiration dans les ombres et les lumières de leur société et cherchent dans la déchéance une voie vers le progrès. Ils sont sous l’influence des poètes européens, Baudelaire, Yeats, Mallarmé, Allen Ginsberg. Les poètes, les plus importants de ce groupe sont Sakti, Sunil et Sarat les trois rebelles du Bengale.

Sakti Chattopadhyay

Sakti Chattopadhyay (1933-95) naquit à Baharu, 24 Parganas (Sud) en 1933. Enfant, ayant perdu son père, il grandit à Calcutta chez son grand-père maternel. Il n’acheva pas ses études de licence en littérature comparée à l’Université de Jadavpur. Il publia son premier poème ‘Jam’(Pluton) dans la revue ‘Kabita’ en 1956. On lui doit 51 recueils de poèmes dont le premier ‘He Prem He Naishabda’ (Hé amour, hé silence), fût publié en 1960. ‘Dharme Achho Jirafeo Achho’ ( Tu es dans la religion et aussi dans la girafe,1965), ‘Prabhu Nasta Hoye Jai’ (Seigneur, je me détériore,1972), ‘Jete Pari Kintu Keno Jabo’ ( Je puis partir mais pourquoi partirai-je ? 1975), ‘He Chiro Pranamya Agni’ (Hé feu, digne de vénération éternelle, 1985) sont parmi les plus célèbres.

Beaucoup de poèmes de Sakti Chattopadhyay ont des touches de spleen baudelairien. Ainsi ‘Janma Ebang Purush’ (Naissance et Homme), ‘Kono Din Pabena Amake’ (Jamais tu ne me posséderas), ‘Tumi Achho —Bhiter Upare Achhe Deyal’ (Tu existes, c’est pourquoi le mur est sur ses fondations), ‘Porhate Chai’(Je désire incendier). Dans ‘Pratikriyashil’ (Réactionnaire) nous trouvons l’exemple suivant :
« Andhakar path chhilo mandirer pashe, jhatigachh chepe dhare hat
Kinba nirankush bhoy ja karo chaitanyamoy jage
Erakam abasthar madhyabarti hole par.
... ... ...
Ai bhabe
Prithibir kichhu satyikar kled dhuye muchhe jabe —
Jebhabe pratima dhoy, sebhabeo dhobe ekdin
Berhoye parhbe kharh kancha bansh —sadhya o dolali.
... ... ...
Ek tikta nasta fale tabu thake pratyasha madhur —
Kintu, keno e-arhal ? Maja bhenge nagto hoye bali :
‘Tikta o birakta ami, nijabhume dirgha prabasi... »
(s.1,v.1-3; s.5,v.17-20; s.7,v.1-3)

(Le Chemin à côté du temple était obscur, l’amarantier se saisit de mes mains, ou bien une peur effrénée qui envahit tout l’être conscient en une telle circonstance. ... De cette manière quelques véritables taches de saleté seront lavées, de la manière dont on lave les idoles, de cette manière une personne sera lavée un jour et sa paille, son ossature de bambous verts se verront, son pouvoir, et son marchandage... Dans un fruit avarié, amer, reste pourtant l’espoir d’une certaine douceur— Mais, pourquoi cette dissimulation? A genoux, tout nu je m’écrie, je suis plein d’amertume et de rancœur, étranger depuis longtemps dans mon pays). A comparer avec l’Albatros.

On retrouve la passion baudelairienne pour la chevelure de la femme aimée dans des poèmes comme ‘Andhakar Salban’ (La Sombre forêt de feuillus), ‘Anchaler Khunt Dhare Gras Korbo’(Saisissant le pan de ton voile je te dévorais) etc..

Poète de l’amour, Sakti Chattopadhyay subit aussi dans ce domaine l’influence de Baudelaire. Ainsi dans ‘Subarnarekhar Janma’ (Naissance de la Subarnarekha).
« Se kakhan durlabh sukhe gale gale shunye pauchhalo. Ananger
andhakarer pithe thikana nakhare biddha korte korte khonjay
rata holam tar.
...Ami tar bhalobasar shob grahan korlam ek
aksham jarodgob paharer niche. Grahan korlam bhoy.
...Tai se jakhan durlav sukhe galegale sunya, adhar-gahware musiker mati, mrinmoy tamaini udbhasita prabhater mato karotikirna, takhan abartake khunji, jake prem bolechi. »
(s.1,v.1-2; s.3,v.1-2; s.4,v.11-12 )

(Quand, se fondant dans un bonheur rare, a-t-elle bien pu se perdre dans le vide! Déchirant de mes ongles acérés le dos tout noir de mon amante, je m’étais mis à sa recherche… Je possédai le cadavre de son amour aux pieds d’une montagne stérile et obtuse. Je me mis à avoir peur. Une fois fondue dans son rare bonheur, toute vide, comme un rat au museau plein de terre, son corps terreux et sombre comme un crâne brillant dans la lumière matinale, c’est alors que je cherche à nouveau ce que j’ai appelé l’amour). Dans sa forme, ce poème nous rappelle ‘Le Spleen de Paris’.

Par Sakti Chattopadhyay, le baudelairisme acquit une nouvelle vigueur dans la poésie bengalie de son époque...


Sunil Gangopadhyay

Sunil Gangopadhyay (1934) né au Bangladesh, passa sa jeunesse à Calcutta. Editeur de la revue ‘Kirtibas’(Le Porteur d’une peau de Tigre c à d Shiva), il y publia de nombreux poèmes de jeunesse. De ses 16 recueils de poèmes, le premier ‘Eka Ebang Koyek Jan’ ( Seul et avec d’autres ) fût publié en 1960. Les autres recueils célèbres sont ‘Bandhi Jege Achho’( Captif en éveil? 1968), ‘Mon Bhalo Nai’( Je ne suis pas heureux,1976), ‘Dekha Holo Bhalobasa Bedonay’ (Rencontre dans l’amour et la douleur, 1989) ‘Nira Hariye Jeyona’ (Nira, ne te perds pas,1989).

Dans ‘Chokh Bandha’( Les Yeux bandés), c’est un amour charnel à la Baudelaire que l’on retrouve :
«Arundhuti, sarbaswa amar
Han karo, a-algive chumu khao, shabda hok brahmnade patale
... ... ...
Buker upar dui pa, flurocent uruday,
Mandir dewale machh
Rup mane parhe—keno eto rup? rup bujhi janmandher kadya
Bujhi mahiser tukro lal kaparh. »
( s.1,v.1-2; s.2,v.1-2)
(Arundhuti, toi mon tout, ouvre ta bouche et donne-moi un profond baiser jusqu’à la luette, qu’il résonne, dans l’univers et les enfers ... tes deux pieds sur ma poitrine et tes deux cuisses brillantes qui me rappellent la forme du poisson sur le mur des temples — pourquoi tant de beauté? La beauté n’est-elle pas la nourriture de l’aveugle de naissance, le morceau de linge rouge qu’on secoue devant le buffle?)

On trouve le même amour sensuel de type baudelairien dans les poèmes ‘Himjug’ (Ere hivernale), ‘Prembihin’ (Sans amour), ‘Klantir Par’ (La Fatigue une fois passée), ‘Sharir Ashariri’(Corps spirituel), ‘Sakhi Amar’ (Ma compagne). Dans quelques poèmes, c’est l’amour spirituel à la baudelairienne que l’on retrouve, comme dans ‘Aparup Rajya’(Dans le royaume du merveilleux), ‘Prabaser Shese’ (En fin d’exil), ‘Sundarer Pashe’ (Aux côtés du beau), ‘Ai Drishya’ (Celle vue) et ‘Nirar Kachhe’(À Nira) où l’on peut lire les vers suivants :
Jai darja khulle ami jantu theke manush holam
Sharir-bhore ghurni khello lamba ekta halde ranger ananda
Na khulleo parte tumi, bolte parte ekhan barho asamoy
Sai na balar dayay halo swarnadin, puspa bristi
jhare parhlo basanay... »
(s.1, v. 1-4 )
(Dès que tu ouvris la porte, d’animal je deviens homme; une joie dorée et prolongée remplit mon corps de ses tourbillons. Tu aurais pu ne pas ouvrir, tu aurais pu dire, ce n’est vraiment pas le moment. Grâce à ce non-dire, ma journée fut dorée, des pluies de fleurs tombèrent sur mes passions).

Pour le sens du spleen voir les poèmes ‘Amar Khanikta Deri Hoye Jay’ (Je suis un peu en retard), ‘Ami O Kolkata’ (Moi et Calcutta), ‘Anarthak Noy’ (Ce n’est pas sans raison), ‘Ai Hat Chhunyechhilo’ (C’est cette main qui l’avait touchée), ‘Kau Katha Rakheni’ (Personne ne tint sa parole), ‘Rakta Makha Sinrhi’ (Escalier taché de sang). A titre d’exemple, citons les vers suivants :
«Jaman upatyaka theke fire esechhi bahubar, paharer churhay otha
hoyni
Jeman hat anjalibaddha korechhi bahubar kakhano prarthana janaini
Jaman narir kachhe mrityuke samarpan korechhilam
Mrityur kachhe narike
... ... ...
Jaman buddhapurnimar ratre gala muchrhe merechhilam dhabal hans
Kanna lukobar janne nadite snan korte giyechhi
Jeman andha meyetir kanthaswar sune mane hoyechhilo
amar purbajanmer chena
... ... ...
Ayur simana keu janena, tai monehoy anek kichhu hariyechhe
Kintu muhurter satyeri matan, sai muhurte shudhu mane parhe
Koisore hariye chhilam ati priya ekta chandan kather botam
Ekhano nake ase tar, mridu sugandha
Sudhu sai botamta haranor dunkhe
Amar thonte katar kshin hasi lege thake. »
(Chandan Kather Botam : Bouton de santal; s.1,v.1-4,17-19;
s.3,v.7-12)
(Comme bien souvent je suis revenue du plateau sans être montée jusqu’au sommet, comme j’ai bien souvent joins mes mains sans jamais avoir prié, comme j’avais remis ma mort aux mains de la femme et la femme aux mains de la mort... Comme j’avais tué une oie blanche en lui tordant le cou au clair de lune de la nuit anniversaire de la naissance du Buddha, j’ai été me baigner à la rivière pour cacher mes larmes, comme entendant la voix d’une jeune aveugle j’avais pensé l’avoir connue dans une existence antérieure... Personne ne sait quand sa vie prendra fin, c’est pourquoi il semble que beaucoup de choses se sont perdues. Mais comme la vérité d’un instant, à cet instant je me rappelle seulement avoir perdu dans ma jeunesse un bouton de bois de santal qui n’était très cher. Même maintenant son léger parfum me monte au nez, rien qu’à la peine d’avoir perdu ce bouton, un triste sourire m’en reste aux lèvres).

Voir aussi le poème ‘Dwarbhanga Jelar Ramani’(Une Belle du district de Darbhanga) qui nous rappelle ‘A une Malabaraise’ de Baudelaire.

L’œuvre célèbre de Sunil Gangopadhyay toute remplie d’un Baudelaire qu’il connaît bien, en transmit l’esprit à ses successeurs...


Sarat Kumar Mukhopadhyay

Sarat Kumar Mukhopadhyay (1931-) un des jeunes poètes éditeurs de la revue ‘Kirtibas’ (Le Porteur d’une peu de Tigre c-à-d Shiva) publia plus de 15 recueils de poèmes et beaucoup de traductions en bengali de poèmes européens mais aucun de Baudelaire, bien que il en subisse l’influence dans la plupart de ses œuvres. Après son premier recueil ‘Sonar Harin’ (Cerf d’or) en 1957, les autres recueils importants parurent en 1969 ‘Kothay Sai Dirgha Chokh’ (Où sont ces grands yeux?), en 1971 ‘Ma Nisad’(Tu ne tueras pas), en 1974 ‘Andhakar Lebuban’ (Une Sombre forêt d’orangers) etc..
Tous ses poèmes d’amour sont marqués de baudelairisme; ainsi :
«‘Tomake bhalobasi’— ai katha eman sahaje
Balar noy. Juktakshar nai bale ai duti shabda uchcharan
Meyeder pakshe soja, jeman ‘kide peyechhe’, jaman ‘barhi jabo’,
Tabu hathat ‘Tomake bhalobasi sunle amar buk
Kenpe othe’, mithye katha, e tomar mithye katha—
... ... ...
Ami ekhano saksham ekhano ekadhik ramani
Amar kandhe matha rekhe danrhate pare, nirbharata
Amar bahute briksher mato atal, bali ki chao,
Balo, ‘Tomake bhalobasi’ —e chhalana.»
( Dekhi Tomar Bhalobasa : Montrez-moi ton amour;s.1,v.1-5,12-15)

(‘Je t’aime’— ces mots ne sont pas à dire trop légèrement. N’ayant pas de lettres, composées et doubles, pour des femmes, prononcer ces deux mots est aisé comme de dire ‘J’ai faim’, ‘J’irai à la maison’. Pourtant si, soudainement, j’entend me dire ‘Je t’aime’, ma poitrine se met à trembler : tu mens, tu me mens ... Je suis encore en pleine force, plus d’une belle peut encore poser sa tête sur mon épaule, s’appuyer sans crainte sur mes bras, comme sur un arbre; dis-moi, que désires-tu, dis moi :‘Je t’aime’—cette ruse mensongère!)
Et encore, en ce qui concerne l’amour spirituel, les vers suivants :
« Hat dharadhari kore dui bandhu cholegelo diganter dike—
... ... ...
Sharirer pratyekti anga ichchhar pratik eka jananendriya na—
Ora paraspar hat dhore chhilo, arthat sahanubhuti, ora paraspar
Pakhir bhasay katha bolte bolte ...arthat bandhuta.
Anya lokaloye chole gelo. »
(Peye Gechhe Hat : Il a reçu la main; s.1,v.1; s.2,v.5-8)

(Main dans la main, deux amis sont partis vers l’horizon lointain. ... Chaque membre du corps est symbole de désir, non seulement le membre viril— Ils marchaient la main dans la main en signe de sympathie, ils papotaient comme des oiseaux ... en signe d’amitié, ils sont partis vers un autre monde).


L’angoisse du spleen baudelairien est aussi présente dans son œuvre :
« Asale nalish chhilo jathesto joralo
Railkartipaksha kinba bidhata, samaj, rajniti
Jibika bandhutwa— sob kichhur birudhhe chhilo bikshobh.
... ... ...
Nasta samayer stup bhenge tabu shabda ase tar,
Ekebare na asar cheye saki bhalonoy! »
(Nalish : Plainte ; s.2,v.8-10; s.3,v.4-5)

(En fait leurs griefs étaient assez graves contre les autorités du chemin de fer, contre Dieu, la société, la politique, le gagne-pain, l’amitié — leur violente révolte était contre tout. Pourtant de l’amas des heures perdues monte sa voix! N’est ce pas meilleur que de ne rien dire! )

Quelques poèmes de la série ‘Stres Sirij’ (La série sous pression) rappellent ‘Les Petits Poèmes en prose’...

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